L’esprit frondeur de Mai 68 s’est - durant la décennie rouge - insufflé dans divers mouvements vaudois. Animés par une volonté de lutte contre l’injustice. Mais dans cette Suisse profondément rétrograde, la répression étatique n’est jamais loin.

Immersion dans la Suisse des années 1960
Les révoltes qui ont secoué la Suisse des années 1960 et 1970 prennent leurs racines dans un système rigide duquel les jeunes voulaient s'affranchir. Petit voyage dans le temps.

Les mollusques de l'Uni se réveillent

L’antiautoritarisme et la démocratisation des études trouvent écho parmi les universitaires lausannois. Non sans crispation.

Anetka Mühlemann

A Paris, le coup d’envoi était déjà donné. Les revendications de cogestion des étudiants français trouvent écho dans le canton de Vaud. Le 13 mai 1968, une manifestation de solidarité organisée par des associations d’étudiants réunit quelque 800 personnes à la gare de Lausanne. L’envie de «faire péter» la chape de plomb de l’Alma Mater apparaît au travers des slogans - «Non à l’Uni technocratique», «Appropriation collective du savoir» ou encore «Non à l’Uni-instrument du capital» - brandis sur des pancartes. «C’était énorme. Il y avait une forte mobilisation. La plupart des gens pensaient qu’on allait changer le monde de manière démocratique et que ce serait un monde meilleur, se souvient Claude Durussel, alors étudiant en Sciences politiques. On avait le sentiment que, sur cette vague-là, on pouvait obtenir plein de choses, mais en s’organisant.»



Le cortège serpente ensuite jusqu’au Palais de Rumine, où une réunion se tient avec la bénédiction du recteur. «Il faut tout d’abord dire qu’il est en effet extrêmement difficile de réunir quelques mollusques lausannois pour ce genre de manifestation!», s’exclame non sans ironie Claude Durussel quelques jours plus tard, dans un billet publié dans les colonnes de la «Gazette de Lausanne».

La salle est bondée: 500 étudiants - principalement de Lettres, de Sciences Po, de Théologie et de l’Ecole d’architecture de l’EPUL (ancêtre de l’EPFL) y participent, alors qu’il y a 4000 inscrits. «Il y avait pas mal de thèmes qui revenaient: le numerus clausus (Ndlr: en médecine) et la démocratisation des études, rappelle Claude Durussel. Cette dernière devait être appliquée autant à l’intérieur - par une forme de cogestion de l’Université - qu’à l’extérieur, ce qui signifiait alors un accès facilité aux milieux moins aisés. «A l’époque, il y avait une vraie classe ouvrière et 6% d’enfants d’ouvriers à l’Université de Lausanne».

Rebelote la semaine suivante, sur appel de l’Union des étudiants lausannois. Le 22 mai, les rebelles de l’Uni se retrouvent à 700 à l’Aula de Rumine. «C’était plein à craquer, mais pas très organisé, sourit Claude Durussel. Le recteur est arrivé, nous a fait sortir, s’est fait huer et est parti. A l’époque, c’était inenvisageable de faire intervenir la police à l’Uni.» Cette irruption mène à l’adoption de la première résolution: la liberté pour les étudiants de se réunir dans n’importe quel local de l’Université pour étudier leurs problèmes. La deuxième concerne une réforme participative autour de la transmission du savoir et des modalités d’examens. Quant à la troisième, elle revendique la liberté d’affichage. «A partir de mai, on a commencé à faire des tracts et des affiches mais qui étaient immédiatement arrachés, raconte Claude Durussel, par du personnel ou des étudiants en droit qui faisaient cela très bien.» Le rectorat lâche du lest sur ce point et reconnaît le droit d’affichage le 6 novembre. Une première victoire. Huit jours plus tard, une assemblée d’étudiants s’embrase. L’ancien étudiant en Sciences Po s’en souvient bien.



Ainsi est née, le 14 novembre, l’Assemblée libre des étudiants de Lausanne (ALE). Sous l’impulsion de 250 étudiants, qui voulaient davantage que la formule consultative proposée par le bureau de l’ancienne assemblée estudiante. «On avait l’impression qu’on avait un certain poids. On était pour un fonctionnement démocratique.» Mais l’engouement retombe progressivement et «après quelques réunions, l’assemblée finit par plus ou moins disparaître».

Toutefois, le terreau intellectuel de l’Université est propice aux trotskystes, notamment à ceux de la naissante Ligue marxiste révolutionnaire (LMR). «On créa le comité Uni-brèche et on a assez vite été une trentaine.» Parmi les actions entreprises, il y a notamment la pétition pour la création d’une chaire d’économie marxiste. Ou la grève du zèle à laquelle se sont livrés des étudiants de l’Ecole des sciences sociales et politiques de l’Université de Lausanne, qui consistait à interrompre sans cesse le professeur en l’interrogeant sur le contenu de son cours. «On voulait que les séminaires et autres travaux soient pris en compte (Ndlr: pour le calcul de la note finale) et pas uniquement l’examen», relève Claude Durussel. Une demande aujourd’hui acquise.

Mais ces émanations de liesse contestataire ne sont pas restées sans conséquence. Le rectorat a mis en place un système de fiches pour répertorier les agitateurs. Et il les ressort à l’envi. Un ami de Claude Durussel en a fait les frais. «Il voulait être prof de Sciences Po, a fait une thèse de doctorat, C’est à cause de sa présence à la grève du zèle qu’il a été refusé par la commission de l’Uni.» La crainte suscitée par le Mai 68 estudiantin a également fait naître une légende urbaine autour du déménagement de l’Université de Lausanne à Dorigny.

Les vraies raisons qui ont chassé l'Uni du centre-ville



La décision de transférer l’institution au bord du lac date du début des années 60.

Emmanuel Borloz




L’École polytechnique de l’Université de Lausanne (EPUL) – officiellement séparée de l’Université de Lausanne en 1969 pour devenir l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL) –, s’établit au bord du lac la même année. Ici le bâtiment de l’EPUL tel qu’il était en 1962. Photo: EDIPRESSE

Un mythe battu en brèche! La théorie selon laquelle l’Université de Lausanne aurait été déplacée du centre-ville à Dorigny, loin des pavés pour éviter les débordements des milieux étudiants qui ont secoué ici comme ailleurs la fin des années 1960, peut paraître séduisante. Même un brin romantique aux yeux de certains. En bon marronnier, elle revient d’ailleurs tous les dix ans, à chaque commémoration de Mai 68.

Séduisante donc… mais erronée. L’histoire est en réalité légende urbaine. «Dire que l’institution a été sortie de la ville en réponse à Mai 68 est totalement anachronique», assène Benoît Frund, actuel vice-recteur en charge de la politique de durabilité ainsi que la gestion et le développement du campus de l’UNIL. «Cette hypothèse est une réécriture de l’histoire, une opinion absolument pas fondée», rajoute l’historien François Jequier, professeur honoraire et assistant en mai 1968.

Et pour cause, poursuivent les deux hommes qui se réfèrent au rapport de la Commission Faillettaz: dans ses réflexions sur le développement à long terme de l’université, le document évoque l’Ouest lausannois dès 1965. La décision de quitter le centre-ville a été prise plusieurs années avant «les événements», comme disait Coluche. C’est en effet au début des années 1960 que commence à germer l’idée d’un déménagement de l’alma mater au bord du lac. Un projet davantage motivé par une envie de rassembler les unités académiques (Ndlr: dont l'EPUL, avec en photo le bâtiment tel qu'il était en 1962) jusque-là dispersées et de plus en plus à l’étroit que par la crainte de voir voler des pavés.

La preuve en septembre 1963: l’État fait débloquer les 22 millions de francs demandés pour l’acquisition des 26 hectares de l’hoirie Hoyos – sur les territoires des communes d’Écublens et de Chavannes-près-Renens. L’affectation du site est arrêtée en 1965. Ce sera une cité universitaire.

Le transfert, qui démarre en 1970, s’étalera sur plus de dix ans. Alors jeune étudiante en lettres, Danielle Chaperon a effectué sa première année au centre-ville avant de partir pour le bord du lac. «C’était en 1982. Autant dire que les étudiants potentiellement les plus remuants ont quitté la ville en dernier. Les chimistes sont partis bien plus tôt que les gauchistes», sourit l’actuelle professeur de français de l’UNIL et ancienne vice-rectrice.

C’est donc vouloir réécrire l’histoire que de voir dans le déménagement de l’alma mater une réponse directe aux manifestations étudiantes. Il faut plutôt y voir l’audace de plusieurs visionnaires de l’époque, dont l’architecte du campus, Guido Cocchi. Ils étaient convaincus que le développement de l’institution ne pouvait passer que par une délocalisation. Cependant, poursuit Benoît Frund, un fait indéniable a pu donner corps à la rumeur: «Les communes concernées par la construction de l’université ont expressément exigé qu’il n’y ait pas de logements étudiants sur leur sol.» La raison? «Avec l’arrivée de l’université, ces localités ont dû faire le deuil d’une bonne partie de leur développement industriel. Alors pas question de rajouter des centaines d’étudiants, qui ne sont pas les contribuables les plus intéressants.»

La grogne des «Barbares» investit la rue



Vécue par les habitués comme une punition arbitraire, la fermeture d’un café lausannois à l’ambiance baba-cool entraîne des manifestations à répétition.

Anetka Mühlemann




La manifestation du 17 juillet 1970. Photo: ALAIN OGHERI

Niché le long des escaliers du Marché, le Barbare était le repaire privilégié d’une jeunesse en quête de marginalité. Épris de culture alternative, hippies, marginaux et gauchos s’y côtoyaient et «refaisaient le monde». «Cohn-Bendit est venu deux-trois fois. Il y avait un vent de revendication qui se sentait au Barbare, car il y avait beaucoup d’étudiants, se remémore Madeleine Oberholzer, qui gérait alors l’établissement. Je me sentais proche d’eux, j’avais 25 ans. Je correspondait à cette époque libre: ça se bagarrait, les idées se propageaient.»

A côté de la pensée alternative, les joints circulent également. Surtout sur la placette du Crêt, de l’autre côté des escaliers boisés. L’atmosphère bohème du Barbare attire aussi une clientèle de plus en plus jeune. «Des parents de gymnasiens appelaient pour savoir si leur enfant était-là», raconte Madeleine Oberholzer. De leur côté, les forces de l’ordre augmentent leur surveillance, façon Dupond-Dupont. «Il y avait plein de policiers qui venaient mais ils se déguisaient alors tout le monde les reconnaissait», sourit la Lausannoise aux cheveux flamboyants. Dans le paysage lausannois, le pittoresque café détonne. Le couperet tombe le 10 juillet 1970. Trois agents viennent signifier que l’établissement, propriété de la Ville de Lausanne, fait l’objet d’une fermeture administrative. «J’ai cru que le ciel me tombait sur la tête!»



La police justifie son intervention en précisant qu’un important trafic de haschich sévissait dans le coin. Sans parler d’une affaire de moeurs, impliquant un homosexuel qui détournerait des jeunes du droit chemin. «Cet artiste lyrique était avenant et discutait avec les jeunes. Il leur apprenait beaucoup de choses, comme à jouer aux échecs. Il n’y a jamais eu de scandale autour de lui», défend fermement Madeleine Oberholzer. Impuissante, la gérante se tourne immédiatement vers un avocat. Ce dernier la met en garde: la réouverture prendra du temps. De quoi affoler la jeune femme, condamnée à payer le loyer sans plus pouvoir travailler. En parallèle, les forces de l’ordre lui mettent la pression. «J’ai dû aller je ne sais pas combien de fois à la police judiciaire!» La patronne tient bon, ne livrant aucun nom et refusant d’entrer dans les cercle des informateurs.

De leur côté, les habitués du café se mobilisent rapidement. «Le Barbare, dernière citadelle à résister à l’étouffement de la société fasciste actuelle, vient d’être fermé par les valets de la classe dominante», indique une affiche épinglée sur le mur. «Ils sont arrivés en flux continu. Je trouvais cela extraordinaire, poursuit Madeleine Oberholzer. Ils ont affiché des tracts, il y a eu des manifs.» Chaque soir, des «barbares» convergent vers le centre-ville pour demander pacifiquement la réouverture de leur café préféré. Leurs revendications sont souvent accompagnées de mélopées jouées à la flûte, à la guitare et aux percussions.


Les voitures immobilisées aux Terreaux durant l'un des sit-in. Photo: ALAIN OGHERI

Inédit en terres vaudoises, cet élan de protestation atteint un sommet le 17 juillet, avec une manifestation pacifiste ponctuée de sit-in qui bloquent la circulation. Le syndic Georges-André Chevallaz reprochera d’ailleurs aux manifestants de n’avoir pas respecté leurs engagements du matin en squattant toute la largeur de la chaussée.

Parti du Barbare avec quelques centaines d’individus, le cortège se met en branle en direction de la gare et grossit au fur et à mesure qu’il avance. «Vive l’unité de la jeunesse, vive la révolte antiautoritaire», scandent les participants. Aux sympathisants se mêlent des curieux et des intellectuels, tels que Michel Thévoz, alors conservateur du Musée cantonal des beaux-arts ou encore Michel Contat, professeur au Gymnase du Belvédère et spécialiste de Sartre. S’ensuit, en mars 1971, «l’affaire Contat».

Après seize mois de manque à gagner, Madeleine Oberholzer a pu récupérer sa patente. «Il n’y avait rien, alors ils ont été obligés de rouvrir, relate la Lausannoise, qui s’efforçait de rester combative et optimiste. La fête était géniale. Les fumeurs, ils ont compris, ils allaient ailleurs.»

Si l’issue favorable ne dépend pas directement de la contestation populaire, cette dernière a permis de formuler publiquement le malaise d’une jeunesse qui voulait être acceptée pour ce qu’elle était. «Le Barbare était un monde libre», regrettaient les exilés qui scandaient à l’envi «Les bourgeois ça pue». Privés de leur port d’attache pendant de longs mois, les amateurs du café ont décidé de s’inviter dans des établissements plus coquets. Mais les chevelus y étaient persona non grata. Un panneau «Tenue correcte exigée» le leur rappelait à l’entrée.

Des jeunes ont ainsi dû recourir à l’autorité d’un policier pour pouvoir être servis. «Lorsque dans un pays, on fait une discrimination entre individus à cause de (...) la longueur de leurs cheveux, alors on n’est plus dans une démocratie», véhiculait un tract. Cette lutte a donc surtout pris la forme d’une affirmation identitaire. Signalons encore que durant l’une des manifestations de juillet, un groupe a fait irruption dans une salle de ciné, avant de grimper sur la scène en criant «Baissez les prix». Le prochain champ de contestation lausannois avait déjà son leitmotiv.

«La muséification de 1968 lui enlève sa portée subversive»



L’historien Jean Batou publie «Nos années 68 dans le cerveau du monstre» qui revient, dans une perspective suisse, à la période de luttes et de libérations.

Boris Senff




Le professeur d’histoire contemporaine Jean Batou. Photo: LAURENT GUIRAUD

Dans l’imaginaire collectif francophone, Paris se taille la part du lion quand il s’agit d’évoquer la contestation de la fin des années 60 et son point culminant, le joli mois de Mai 1968. La Suisse n’échappe pourtant pas au vent de révolte et d’engagement qui traverse l’époque. L’historien et politicien d’extrême gauche genevois Jean Batou, qui vient de publier «Nos années 68 dans le cerveau du monstre», se retourne, avec cet ouvrage, sur une période qu’il a vécue en prise directe – il n’avait pourtant que 14 ans en 1968! – pour en détailler les spécificités suisses.

«Un livre d’historien, mais aussi un autoportrait de groupe», précise l’intellectuel militant. Orienté par son expérience personnelle, ce livre concis mais visant large, rappelle tout un faisceau de luttes à l’œuvre dans la société helvétique – antimilitarisme, tiers-mondisme, gauchisme, féminisme… – qui, sans «momentum» hyper-emblématique, n’en a pas moins couru de l’après-guerre jusqu’à, parfois, aujourd’hui. Interview.

– Vous ouvrez votre livre par le rappel de l’enchevêtrement, dans la Suisse de l’après-guerre, de l’armée et de la société civile. Une caractéristique du pays qui détermine la contestation?

– En tant qu’historien, on rappelle en général que la Suisse a traversé la Seconde Guerre mondiale sans aucun bouleversement au niveau de ses élites. Les pays de l’Axe, l’Allemagne, l’Italie, ont vécu le renversement du fascisme. Les pays occupés, comme la France, ont mis en cause les collaborateurs. Il y a donc un grand nettoyage de la vie politique des institutions et de ses principaux leaders, qui n’est jamais total mais important.

– En Suisse, pas de nettoyage?

– En Suisse, les élites, plutôt que de se réjouir de la fin de la guerre, s’en inquiètent. «On est inquiet! On est inquiet!» chante Jean Villard-Gilles en 1945. Les rouges se sont rapprochés de l’Europe centrale; à la Libération, les partis communistes français et italien sont très forts: que va-t-il advenir de la Suisse? Dans ce climat, le redéploiement des institutions se fait avec un vieux personnel politique, complètement imbu de l’idée d’une défense spirituelle du pays contre les influences étrangères. En particulier les idées communistes au sens large: tout ce qui n’est pas aligné.

– Qui sont ces premiers «non-alignés»?

– Les pacifistes. Ceux qui revendiquent un suffrage féminin. Ceux qui se préoccupent des travailleurs étrangers ou du tiers-monde sur la scène internationale. Dans l’establishment suisse de l’après-guerre, il y a une union sacrée entre la droite conservatrice, le mouvement syndical et le Parti socialiste pour protéger les «valeurs suisses». Tout ce qui s’y oppose est suspect, qualifié d’«unschweizerisch», un peu à l’américaine avec le maccarthysme. Toute cette reconstruction se fait autour de l’armée qui a «résisté» et protégé le pays du danger extérieur. On sait aujourd’hui que c’est un peu plus compliqué, que le général Guisan était un homme de la droite ultra. Et on ne parle pas que de l’armée et de ses canons, mais aussi du citoyen-soldat spirituellement en adhésion avec les valeurs suisses qui nous protègent des romans noirs, de l’homosexualité et des protestations sociales, y compris celles des cultivateurs d’abricots valaisans! Et ce monde de la défense spirituelle est assez irrespirable. Des témoins de l’époque le disent, Max Frisch par exemple: il n’y a plus de sens critique.

– À quel moment, les lignes se mettent-elles à bouger?

– À la fin des années 50, cette image d’Épinal d’une Suisse figée devient insupportable pour une partie de la jeunesse. L’idée d’une bombe atomique suisse suscite des réactions très fortes et conjugue l’opposition de deux milieux qui n’avancent pas toujours la main dans la main: le Parti Suisse du Travail (PST), force politique respectable après la guerre mais qui connaît déjà un lent déclin, et une vaste nébuleuse de chrétiens de gauche qui se renforce au début des années 60 avec Vatican II et qui cherche à remettre l’Église au service du bien-être universel avec un intérêt pour le tiers-monde.

– La conscience planétaire s’invite donc dans les débats?

– Les pays d’Afrique s’émancipent, les questions sociales traversent l’Amérique latine – ce qui va d’ailleurs nourrir ce qu’on a appelé le christianisme de la libération. L’Église protestante est aussi présente dans ces dispositifs contre l’exportation d’armes et le rôle qu’a pu jouer la Suisse dans les aventures coloniales. Toutes ces sensibilités vont donner un mouvement pacifiste avec une couleur tiers-mondiste.

– La gauche radicale est à la veille d’une reformulation?

– Le PST décline car l’Union soviétique devient un contre-modèle, au moins à partir de 1956 et l’invasion de la Hongrie. Déjà en 1948, avec le Coup de Prague, les militants sont intimidés par une URSS encore très stalinienne. Ces conditions ont produit une génération qui a essayé de comprendre. Des gens exigeants, solides dans leurs convictions, qui résistent à la vague dominante de conformisme – en Suisse allemande, ils vont d’ailleurs s’appeler les non-conformistes. En Suisse romande, en particulier à Lausanne – plus qu’à Genève – se développe un foyer intellectuel, dans les milieux du théâtre, du cinéma, de la radio, qui refusent de s’aligner. Dans un monde marqué par la guerre froide, il y a la volonté de trouver une 3e voie. Il y a la Nouvelle Gauche socialiste à Neuchâtel en 1958. Puis la Ligue marxiste révolutionnaire (LMR) qui se crée en 1969 à Lausanne, les «maoïstes» de Rupture...

– Quelles sont les valeurs communes?

– La volonté de dépasser la social-démocratie, associée avec le colonialisme, le respect de la paix du travail. Le tiers-monde comme opportunité de renouvellement avec, à l’horizon, un socialisme des pauvres, la remise en cause de la société de consommation. Et des élans anti-autoritaires, libertaires.

– À l’époque, vous rappelez qu’un édito pouvait vous envoyer en prison…

– Il y a eu beaucoup de censure, de persécution «light», mais il y a aussi eu le phénomène des procès politiques. Même certains conservateurs ont compris l’échec de cette voie. Les contestataires trouvaient de plus en plus d’écho face à la bêtise de leurs contradicteurs. On a beaucoup entendu des: «Taisez-vous parce que c’est comme ça!» ou des «Si vous n’êtes pas content, allez vivre à Moscou!» Dans les débats, des collégiens mettaient à mal des officiers… Le sentiment d’être dans le juste était fort. L’histoire allait nous donner raison. À l’école de recrues, des gamins qui avaient déjà été éduqués de manière libérale arrivaient dans un cauchemar obsédé par la longuer des cheveux.

– La contre-culture venait renforcer le sentiment général?

– La contre-culture anglo-saxonne s’imposait et elle ne disait pas autre chose. Je cite toujours la chanson de Dylan «The Times They Are a-Changin’» (ndlr: de 1964). Si vous écoutez bien les paroles, il déclare que les vieilles recettes et les anciennes conceptions sont en train de s’écrouler. Une sensibilité émerge que Mark Fisher appelle «acide», liée à une drogue d’extension de la conscience. La question n’était pas tant d’en prendre que de voir la réalité sous des angles différents. Il ne s’agissait alors ni de s’assommer aux opiacés, ni de se «booster» aux excitants dans une société de la performance.

– La jeunesse joue les premiers rôles dans ce changement?

– Oui, et ce n’est pas qu’un effet de mode, même si les cheveux longs pour les garçons et les pantalons pour les filles traduisent une rupture de façon vestimentaire face à l’autorité. Il y a beaucoup de jeunes: les baby-boomers. Dans la période de l’après-guerre, qui a accéléré la concentration et la durée des études, ils sont regroupés longuement dans des écoles secondaires et supérieures. Ils forment une entité sociale massive qui n’adhère plus aux valeurs conservatrices. À la fin des années 60, la société n’a jamais été aussi riche, il n’y a pas de crise, l’optimisme domine, mais quel est le sens de la vie? Travailler plus pour consommer plus? Une révolution sociale incroyable éclate en période de haute conjoncture.

– Cette contre-culture a surtout agi sur l’axe sociétal?

– Elle a ouvert d’autres modes de vie, une autre façon d’aborder la vie sociale: la famille, le couple, la sexualité, l’amour… Alors que Sarkozy proposait de tourner la page et que les médias dominants ont une tendance à la muséification de Mai 68, on peut toujours regarder cette période avec empathie pour ses accomplissements sociétaux bienvenus. Nous sommes plus contents de vivre dans un monde où divorcer n’est pas un drame, où un homosexuel n’a pas besoin de se cacher. Pour la majorité, y compris de droite, c’est un acquis plutôt positif.

– Quelle est l’importance des acteurs politiques à l’époque?

– Quelques milliers – je dirais 2000 à 3000 – sont idéologiquement liés à une vision gauchiste, mais ils influençaient plusieurs dizaines de milliers de personnes des milieux chrétiens ou alternatifs. Ils restaient minoritaires mais leur audience était immense au vu de la réaction des autorités. Ils s’illusionnaient sur leur impact réel, mais l’autorité aussi. C’était une erreur partagée. Se croire important est une chose, mais que votre adversaire le croie aussi – les 900'000 fiches ont bien existé – c’est une confirmation. Il y a souvent de telles montées en symétrie et d’illusions collectives dans l’histoire.

– Peut-on repérer de réelles conséquences politiques?

– L’antimilitarisme. Le Groupe pour une Suisse sans armée (GSsA) s’est inscrit dans le prolongement des objecteurs de conscience de l’époque et s’est traduit par ce vote étonnant: 36% de Suisses étaient prêts à se débarrasser de l’armée en 1989! À Genève, comme dans le Jura, ils étaient plus de 50%. Il faut aussi se souvenir de la grève des femmes de 1991, avec toute une génération de lutte féministe qui s’est exprimée sur un terrain qui n’était pas forcément le sien. Un succès qui n’était pas seulement sociétal a été la lutte contre le programme nucléaire en Suisse. Les Bâlois disent de l’occupation du site de Kaiseraugst que c’était leur Mai 68. La centrale n’a pas été construite, même si celle de Gösgen a été mise en service. Mais le programme nucléaire a été mis en échec par une mobilisation citoyenne et cela a pesé sur la prise de conscience écologiste.

– Que garder de Mai 68 en Suisse?

– En soi, l’année 1968 n’est pas très intéressante pour la Suisse – souvenez-vous que c’est l’année de l’initiative Schwarzenbach (Ndlr: «contre la surpopulation étrangère»)! À la fin, il n’y a pas grand-chose à en apprendre si ce n’est que, à l’heure où il y a un recul de la conscience que les choses peuvent changer dans le temps et à imaginer des mouvements collectifs, il faut s’en souvenir avec une distance ironique et avoir une pensée envers ceux qui se sont tant activés pour des causes nobles. Rappelons-nous qu’il est possible d’aller au fond des choses et ne pas se contenter de petites réformes.

«Nos années 68 dans le cerveau du monstre», par Jean Batou aux Editions de L'Aire, 296 p.

En 1971, le mouvement Comité Action Cinéma (CAC) conteste la société capitaliste. Photo: ALAIN OGHERI

En 1971, le mouvement Comité Action Cinéma (CAC) conteste la société capitaliste. Photo: ALAIN OGHERI

Les enragés du CAC face à la nuit des longs jets d'eau

En militant pour rendre le 7e art plus accessible à Lausanne, le Comité action cinéma (CAC) étend sa lutte au rejet de la société capitaliste et de la culture bourgeoise. La police réagit avec force.

Anetka Mühlemann

«Vuille salaud, le peuple aura ta peau.» Le personnage qui cristallise le courroux de la jeunesse en ce début de mai 1971 est Georges-Alain Vuille. Le propriétaire de sept salles de cinéma lausannoises a quasiment doublé le prix des entrées, passées de 4 francs en 1968 à 7 voire 9. «Cinéma à 4 francs pour tous», revendiquent les activistes du CAC. Et c’est à 200 qu’il investissent le cinéma Georges V, dont le nom rappelle autant un célèbre palace parisien que le nom du bouc-émissaire des jeunes en colère. «Le cinéma, c’était la culture n°1 et on voulait qu’elle soit plus accessible, mais aussi créer un marché», indique le réalisateur Frédéric Gonseth qui, gravitant autour de la Cinémathèque de Freddy Buache, militait alors sur la ligne de front.

Constitué surtout de gymnasiens, d’apprentis et de jeunes travailleurs, ce mouvement a rapidement abordé le groupe Rupture, qui comptait dans ses rangs plusieurs professionnels de l’image. Né tout comme la LMR d’une scission du Parti ouvrier populaire survenue en 1969, ce dernier se démarque par sa ligne «maoïste spontanéiste», qui conjuguait l’idéologie chinoise avec l’esprit libertaire de Mai 68. «On était des manipulateurs en chef: c’était ça l’avant-garde!», note le cinéaste Francis Reusser.

«On se sentait les rois de la rue», relève le réalisateur veveysan. Au-delà des défilés et des tracts, les rassemblements prenaient également des formes plus créatives et jouissives, à l’instar d’un spectacle satirique de marionnettes géantes. Fabriquées par le cinéaste lausannois Yves Yersin, ces «poupées» singeaient les ennemis de l’époque et «le vil marchand de soupe» Vuille en a évidemment pris pour son grade. Des projections sauvages se déroulaient également «aux escaliers du Marché, qui étaient une salle de projection parfaite», se souvient Francis Reusser. Jusqu’à 500 personnes s’y sont ainsi amassées.

Pour l’occasion, le cinéaste avait aussi recouru à un nouveau format: les tract-films, lancé lors du Mai 68 parisien par le réalisateur français Chris Marker. «Montés à la va-vite», ces courts-métrages se révèlent idéaux pour propager un message politique. Pour l’occasion, le Vaudois en fait trois. Le premier met en avant le cinéma populaire tout dénonçant la quête de profit qui dénature la culture. L’école comme instrument de reproduction de l’ordre social est le thème phare du second. La révolution chinoise et l’émancipation de la femme sont abordés dans le troisième.



Partant du ticket de ciné, le cercle de revendications du CAC s’élargit pour inclure la mise à disposition de locaux libres. De sorte que les jeunes aient une alternative à «l’art bourgeois» et à la commercialisation des loisirs. Les enragés demandent à la Municipalité de leur proposer des salles dans un délai d’une semaine. N’ayant pas obtenu gain de cause, le CAC remet le couvert le 25 mai avec une manifestation non-autorisée. Quelque 500 jeunes répondent à l’appel, certain arrivent cagoulés à la place de la Palud.

La police en profite pour étrenner son matériel antiémeute. Equipés de boucliers en osier, de masques et de lances à gaz lacrymogène, les «Martiens» se chargent de disperser l’attroupement. Qui voit tripler son nombre de participants tout en convergeant à Saint-François, où les forces de l’ordre lancent un nouvel assaut, se mettant ainsi à dos une partie de l’opinion publique. Dès le lendemain, une pétition de protestation réunit 500 signatures.



«Pour calmer le jeu, la Municipalité de Lausanne a demandé à ce que les bistrots soient rafraîchis», mentionne Francis Reusser. Des pubs seraient plus à même d’attirer les jeunes, pour éviter qu’ils ne s’activent trop dans la rue. Mais dans l’immédiat, l’exécutif ne veut pas prendre de risque et annule les Fêtes de Lausanne (ancêtre du Festival de la Cité). Début juin, l’absence d’une politique culturelle dans la capitale vaudoise est pointée du doigt dans une déclaration collective signée par 240 personnalités issues du milieu artistique.

Quant aux cinq meneurs présumés, ils ont été déférés devant la justice. Le Tribunal de police de Lausanne rend son verdict le 15 novembre 1972. «J’ai vécu cette histoire et j’en ai payé le prix», commente Francis Reusser qui, pour injure et menace, a écopé de 10 jours de prison ferme et de 500 francs d’amende. A l’extérieur, des centaines de jeunes se sont installés en signe de solidarité. A côté de l’entrée, deux chevelus tiennent une banderole sur laquelle est écrit: «Non au contrôle de nos vies. Locaux libérés!» Le thème est alors toujours d’actualité. Il rejaillira de plus belle sous la bannière de Lôzane Bouge lors de la mobilisation des années 1980.

«On se sentait les rois de la rue»

La cathédrale habillée d’un calicot «Pour la victoire du FNL» a été déclinée par la LMR en cartes postales . Photo: DR

La cathédrale habillée d’un calicot «Pour la victoire du FNL» a été déclinée par la LMR en cartes postales . Photo: DR

Le soutien au Viêt-cong se hisse au sommet de la Cathé

Pour dénoncer le drame de la guerre, des militants ont hissé leur lutte en haut de Notre-Dame de Lausanne. Cette opération a requis une grande logistique.

Anetka Mühlemann


C’est à l’insu de son plein gré que la cathédrale de Lausanne a participé, le 6 novembre 1971, à la journée internationale de soutien à la lutte du peuple vietnamien. Parée à la faveur de la nuit, elle est apparue au soleil levant avec un immense calicot suspendu entre ses tours. Il porte l’inscription obscure «Pour la victoire du FNL». Comme en 68, le drapeau du Front national de libération du Sud Vietnam flotte au sommet de la flèche. «La population ne se rendait pas compte du drame qui se passait au Vietnam, de l’horreur de cette guerre, donc il fallait taper sur la table, utiliser des moyens autres que des tracts, témoigne François Iselin, alors étudiant en architecture à l’EPUL. C’est pour ça qu’on a utilisé un moyen publicitaire qui était courant à l’époque».

Avant le jour J, un énorme travail de préparation vise à garantir autant la réussite de l’opération que d’éviter toute violence (notamment à l’égard du veilleur) ou dégradation de l’édifice classé. «On avait même calculé les effets que pouvait avoir le vent», note le Lausannois. Le commando spécial compte une vingtaine de participants. Tous issus de la Ligue marxiste révolutionnaire (LMR). Conscients d’être surveillés par la police, ils s’appellent par des pseudos. Cyan – alias François Iselin – coordonne en partie cette expédition: «C’était une opération extrêmement complexe. Chacun avait préparé sa tâche. On n’avait pas fait de répétition générale. Ma plus grande crainte c’était qu’il y ait un accident».

Il est près de 4 h quand la troupe fébrile passe à l’assaut. «Des estafettes surveillaient les abords de la cathédrale, parce qu’on se doutait que la police ne manquerait pas d’intervenir». Les visiteurs nocturnes s’engouffrent par l’entrée sud laissée ouverte grâce à la complicité d’un habitué des lieux. Malgré tout le matériel qu’elle doit transporter – il comprend notamment une génératrice, un amplificateur, des hauts parleurs, du cordage et même deux portes blindées – l’équipe tente d’avancer en catimini. «On marchait pendant que les cloches sonnaient», précise Raymonde Schoch, aujourd’hui retraitée du CICR. Enfin au grand air en haut du beffroi, les activistes se dépêchent de condamner les deux issues à l’aide des lourdes portes amenées.

Une plus petite équipe, constituée d’alpinistes aguerris, entame l’ascension de la flèche. Au sommet de laquelle ils fixent le fanion et le câble de la banderole. Reste à joindre les deux bouts en passant par le toit de la nef. «J’ai traversé avec la corde jusqu’au beffroi où je l’ai passée aux autres et je suis redescendu.» A l’instar d’autres fonctionnaires, ce grimpeur chevronné, qui aujourd’hui encore tient à garder l’anonymat, avait le souci de ne pas mettre sa carrière en péril. L’équipe des 18 restés au beffroi finalise ensuite l’installation du système de téléphérique qui permettra à la banderole de 43 mètres de se déployer.



Plusieurs des participants à l'opération cathédrale témoignent également dans «1968... des années d'espoirs», de la professeure de sociologie Jacqueline Heinen, paru récemment aux éditions Antipodes.



L'auteure présentera son livre le 16 mai (à 18h) à la librairie Basta. Le même soir (à partir de 20h15), à la Fraternité, Jacqueline Heinen animera une conférence publique consacrée à «1968: quels impacts en Suisse et en Europe de l'Est?». Lors de cette rencontre, Zbigniew Marcin Kowalewski, rédacteur en chef adjoint de l'édition polonaise du «Monde Diplomatique», reviendra notamment sur le soulèvement du Printemps de Prague et les autres mouvements d'opposition qui ont éclos de l'autre côté du «rideau de fer».

A 10h, c’est l’heure du sermon. Durant près d’un quart d’heure, Charles-André Udry, le leader de la LMR, discourt à propos de la guerre du Vietnam. La police monte mais se retrouve bloquée par les portes blindées. «On les a laissés pétouiller, la flicaille», rigole François Iselin. Les trotskystes barricadés tiennent encore jusque vers midi. Au moment de l’interpellation, ils proposent d’ôter l’installation. Mais les autorités refusent: «Ça a duré assez longtemps avant qu’ils n’arrivent à l’enlever», se souvient Raymonde Schoch

Tout comme la banderole, le procès qui s’ensuit fait grand bruit. Sous l’impulsion de Me Lob, l’audience du 28 novembre 1972 prend des allures de Tribunal Russel. A la barre des témoins, le chirurgien Jean-Michel Krivine, le géographe Yves Lacoste et le sociologue Jean Ziegler font état de la situation au pays du dragon. Le climax est atteint lors de la plaidoirie de l’avocat de la défense: «Si en 1942, 17 jeunes gens avaient occupé la cathédrale pour dénoncer les crimes commis par les nazis dans les camps de concentration d’Auschwitz, Bergen-Belsen, le Conseil d’État aurait certainement engagé de même une action pénale contre ces subversifs.» Verdict: 7200 francs d’amende et de longs sursis.

Mais pour François Iselin, l’affaire ne s’arrête pas là. S’il a pu se faire engager à l’EPFL, car il était «le seul spécialiste pour quelque chose qui était à la mode, les nouveaux matériaux», son avancement est gelé. «Je suis resté bloqué avec des contrats à durée déterminée pendant quinze ans», soupire le professeur honoraire, qui garde un souvenir ému de sa participation au calicot.

Cette image provient de l'ouvrage d'un collectif de photographes vaudois engagés intitulé «Suisse en mouvement».

Cette image provient de l'ouvrage d'un collectif de photographes vaudois engagés intitulé «Suisse en mouvement».

Les écoliers se saisissent de la lutte des classes

En prononçant un discours critique sur l’école lors des promotions, un élève pose la première pierre d’un plus vaste mouvement contestataire. Pour le contenir, le Conseil d’Etat vaudois promulguera deux arrêtés urgents.

Anetka Mühlemann


C’était une occasion unique! Pour sa déclamation de l’ode agnostique de Jules Supervielle «Prière à l’inconnu», Pierre Zwahlen venait de remporter le concours de l’orateur. Ce double prix - des enseignants et des élèves - lui garantissait la tribune de la cathédrale de Lausanne lors des promotions agendées aux 28 mars 1972. Pour cet élève critique en dernière année au collège de l’Elysée, un établissement réputé pour être «ouvert, avec des enseignants ouverts aux nouvelles idées», cette cérémonie lui offre l’occasion de faire passer un message. Le collégien en informe ses camarades. «C’était une action collective: Zéro de conduite (Ndlr: un mouvement d’écoliers proche des mao-spontex de Rupture) avait l’intention d’intervenir. J’ai proposé d’ajouter - après mon poème - une critique de l’école.»

En ce temps-là, le système scolaire vaudois a la réputation d’être extrêmement élitaire. «La sélection primaire-secondaire se faisait très tôt, à 10 ans, et sur concours», rappelle l’actuel secrétaire général adjoint d’Asloca Suisse, qui rêvait alors de davantage de partage, d’innovation, de créativité et de mixité sociale. Plus qu’intéressés, les grands-frères militants rédigent même un texte. Mais leur porte-parole providentiel le perd et en écrit un autre qui contient cette insolente question rhétorique: «Qu’est-ce qu’ils ont à vouloir nous abrutir dans cette société basée sur le seul profit de l’argent, nous astreindre à ce système scolaire avilissant, nous enfermer dans leur cadre, leurs bâtiments où ils nous font avaler toutes leurs idées?» Le jour de la remise des diplômes, la cathédrale est bondée. Quelques 2000 personnes ont pris place.



Gavriel Pinson, le meneur de Zéro de conduite, est aux premières loges. Non seulement pour profiter du spectacle mais aussi pour l’amplifier avec des crécelles et des tracts balancées depuis le haut de la cathédrale. «On était très réactifs et entre midi et deux on a sorti un tract qu’on voulait distribuer aux collégiens du Belvédère pour leur expliquer ce qui s’était passé le matin, sauf qu’en arrivant à la cathédrale, on voit des motards de la police, fusil sur l’épaule. Nous, ça nous faisait plaisir. On pensait qu’on était de grands révolutionnaires, sourit le président du POP vaudois. On a remis la compresse le lendemain pour les deux autres gymnases et on avait sorti, entre-temps, le premier numéro de Zéro de conduite.»

Le coup d’éclat de Pierre Zwahlen lui vaut une exclusion de trois mois du gymnase. «J’ai tout de suite compris que cette sanction me donnait un rôle et que cela donnait de l’effervescence. C’était notre petit 68 à nous!»

D’ailleurs, les camarades de Zéro de conduite ont un plan pour le jour de la rentrée, qui tombe alors le 19 avril. «On se pointe devant le Gymnase de la Cité avec un mégaphone et on appelle les gymnasiens à sortir en disant «Notre camarade Pierre Zwahlen a été suspendu, c’est totalement injuste, c’est inacceptable, on veut sa réintroduction immédiate.» On a eu pas mal de succès. De nombreux gymnasiens sont venus nous rejoindre et ça a donné une manif. On est monté en cortège jusqu’à l’autre partie du Gymnase de la Cité, où l’on a été accueillis par le directeur Rapp et son fouet militaire.»

Le colonel Georges Rapp incarnait jusqu’à la caricature cette vieille Suisse rigide et réfractaire qui débectait la jeunesse contestataire. Il s’était déjà fait mal voir pour avoir fait apposer, à l’entrée du gymnase, une plaque qui dictait l’habillement des filles. Symptomatique du conflit intergénérationnel qui se jouait, la scène du fouet est tellement ubuesque qu’elle a été reprise autant par le «Canard enchaîné» que par Jacques Chessex dans «L’Ogre» qui lui vaudra le Prix Goncourt l’année suivante.


Cette image provient de l'ouvrage d'un collectif de photographes vaudois engagés intitulé «Suisse en mouvement».

«L’école nous divise, la lutte nous unit!» Le 3 mai, près de 500 élèves manifestent dans la rue avec ce slogan. «L’Etat bourgeois peut laisser passer pas mal de choses, faire le dos rond, mais quand c’est la jeunesse qui conteste, là, il a peur, commente Gavriel Pinson. Cela a donné d’autres manifestations où l’on était de plus en plus nombreux. Plus de 3000! Et puis, les enseignants nous avaient rejoints.»

«Ils ont manifesté même durant les heures de cours, rebondit Pierre Zwahlen. Du coup, le gouvernement, le Conseil d’Etat, a sorti des arrêtés urgents contre ces manifestations et même contre les tracts orduriers, ce qui visait directement le groupe Zéro de conduite (Ndlr: qui utilisait régulièrement un langage cru) avec lequel j’étais en contact. Et cela a créé plus d’effervescence encore puisqu’à partir de là, toute une série de personnalités du monde des arts, du monde intellectuel, des professeurs, des scientifiques - qui ont dit non et ont formé un Comité pour la défense des droits démocratiques - descendaient à leur tour dans la rue.» Acculé, le Conseil d’Etat finit par abroger ces arrêtés qui portaient atteinte à la liberté d’expression. Misant sur le calme des vacances d’été, il le fait en toute discrétion le 12 juillet.

L’année suivante, le Collège de l’Elysée - celui-là même qui avait eu ses promotions chamboulée par l’intervention de Pierre Zwahlen - cherche à mener une expérience de pédagogie participative. Après d’âpres négociations avec le Canton, l’«Opération Elysée» est lancée en 1973 et se poursuivra jusqu’en 1978. La nouveauté réside dans le fait d’associer les élèves dans toutes sortes de décisions prise par l’enseignant. Qu’il s’agisse de l’organisation ou de l’annotation des travaux. Ce changement visait à améliorer la qualité des relations sociales et à diversifier tout en dynamisant l’apprentissage. Quant à l’école vaudoise en général, elle s’assouplira avec l’instauration progressive de passerelles.

L'affaire Contat met en ébullition les gymnases lausannois



Le 13 mars 1971, c’est la crise au gymnase lausannois du Belvédère frappé par une grève de ses élèves. Récit.

Fabien Grenon



Lausanne, le 12 mars 1971: le spectre des révoltes étudiantes de Mai 68 à Paris plane au-dessus de Lausanne où, toutes proportions gardées, le Gymnase du Belvédère entre en ébullition. Près de 300 élèves (sur 400) occupent le local de la cafétéria, refusant de réintégrer leurs classes. «Mais comment en est-on arrivé là?» s’interroge dans ses colonnes, dès le lendemain, la «Feuille d’Avis de Lausanne» qui suivra les événements de près.

Tout commence deux mois plus tôt. Michel Contat, 32 ans, maître stagiaire de français au Gymnase du Belvédère, apprend que son poste d’enseignant ne sera pas reconduit au terme de sa formation pédagogique. Outrés, ses élèves, qui éprouvent sympathie et admiration à son égard, organisent des manifestations de soutien. Une pétition demandant sa réintégration circule.

Forcé à se justifier, le directeur, André Yersin, à l’origine de cette éviction, évoque une conception de l’enseignement trop libérale. «Je suis encore de ceux qui croient que lorsque quelqu’un est à la tête d’une classe, c’est pour la commander alors que d’autres pensent que c’est aux élèves de la diriger», se défend-il dans les colonnes du journal vaudois. Une réponse loin de satisfaire les étudiants: «Nous ne trouvons pas normal que le directeur soit absolument seul pour prendre une telle décision», confient-ils alors au journaliste venu les trouver.

De son côté, le principal intéressé (en photo ci-dessous), par ailleurs grand ami de Jean-Paul Sartre et auteur, déjà à l’époque, de plusieurs publications remarquables, estime que l’appartenance de sa femme à la Ligue marxiste révolutionnaire n’y est sûrement pas pour rien. Bref, le ton se durcit. Le mouvement de solidarité gagne le Gymnase de la Cité, tandis que des professeurs et des étudiants de l’École normale, luttant notamment pour la liberté d’expression et favorables aux réformes de l’enseignement, commencent à y prendre part.



Mais «l’affaire Contat» trouvera son épilogue peu de temps après, à la fin du mois de mars. Apparemment mis sous pression, le Département de l’instruction publique, à qui revient le dernier mot, décide de faire marche arrière et propose d’engager temporairement Michel Contat au Gymnase de la Cité comme professeur de français. Malgré tout, comme le soulignera la «Feuille d’Avis de Lausanne» au moment de mettre un point final au feuilleton du Belvédère, il s’agira désormais de «trouver les causes profondes de cette mobilisation», à savoir toute la difficulté d’introduire de nouvelles méthodes d’enseignement.

À noter que, deux ans plus tard, Michel Contat décidera de quitter la Suisse, où il estime que sa carrière est grillée, pour la France. Un pari gagnant puisque c’est là que l’intellectuel vaudois désormais naturalisé français verra sa carrière décoller.

Cette image provient de l'ouvrage d'un collectif de photographes vaudois engagés intitulé «Suisse en mouvement».

Cette image provient de l'ouvrage d'un collectif de photographes vaudois engagés intitulé «Suisse en mouvement».

L'armée dans le viseur des jeunes recrues

En s’introduisant dans les casernes, l’esprit de Mai 68 inspire des actes de provocations. Les procès se multiplient.

Anetka Mühlemann


Les aspirations antiautoritaires et pacifistes de Mai 68 trouvent dans l’armée une cible de choix. Surtout en Suisse, où l’idéologie du citoyen-soldat est intimement liée à l’identité nationale. Il n’y a pas si longtemps, l’Expo 64 ventait les mérites de la Défense nationale. Mais les cheveux ont poussé et les valeurs du général Guisan ne font plus rêver. Les objecteurs de conscience sont de plus en plus nombreux et, dès 1970, les refus d’ordre augmentent. Tout comme les abandons de poste. La contestation passive se voit doubler d’une plus active.

Au mitan de 1972, il y a un tournant. «Des soldats de l'école de recrues de Lausanne lancent des fusées depuis les fenêtres d'un dortoir et traitent de nazi un adjudant arrivé sur les lieux, alors que la chambrée entonne «L'Internationale», relate le «Journal de Genève» dans une série d’articles intitulée «Nos casernes ont connu, cet été, Mai 68». Les trublions - civils - se voient appliquer le Code Pénal militaire, ce qui ne s’était plus produit depuis la guerre.

«On était déjà dans une philosophie du «Partout où tu vas il faut faire bouger les choses», explique Daniel Bolomey, qui s’était mis à militer lors des manifestations du CAC. Moi, j’avais pas trop envie. Je savais que j’étais réfractaire à l’armée et aux méthodes autoritaires - fils de gendarme, je savais de quoi il en retourne. Mais je l’ai fait quand même, j’y suis allé et c’était la première année où l’on cherchait à organiser des Comités de soldats, à se mettre en action pour contester le modèle social et les contraintes qu’on voulait nous imposer à tous les niveaux. J’ai demandé à être non-armé, car je voulais aller à Lausanne. Je savais qu’il y avait des activités de comités de soldats, mais ça n’a pas marché et je me retrouve à Romont. Seul soldat non-armé.» C’est alors que se présente une occasion en or: la caserne de Drognens (Romont) doit être inaugurée le 29 août 1972 en présence de du conseiller fédéral Rudolf Gnägi…

«Cet engagement dans l’armée était important, car c’était mon engagement militant, confie le directeur de VSF-Suisse. Le mode de fonctionnement de l’armée était insupportable. A l’époque on aimait répéter que «Seuls les poissons morts nagent avec le courant». Mais globalement, on n’a pas réussi à semer une graine de révolution». Par dépit, Daniel Bolomey cherche à se faire virer. Entre grève de la faim et séjours au trou, il y parvient après 2 mois et demi. Non sans avoir préalablement dû subir un test de Rorschach, qu’il a passé haut la main en prétendant voir des «choses très gores et sexuelles».

Sur le plan national, le mouvement est lancé. A Münchenstein, des professeurs ont lancé en 1972 une initiative munie de 62’000 signatures pour l’instauration d’un service civil. Ce n’est que vingt ans plus tard que le peuple helvétique acceptera de l’inclure dans la Constitution

Photo: ASL

Photo: ASL

La contestation antifasciste s'en prend au Comptoir

Indignés du fait que le Portugal soit l’invité d’honneur de la foire lausannoise, des manifestants affichent leur désapprobation de la dictature salazariste. Mais une onde de violence secoue le rassemblement.

Anetka Mühlemann



Indignés du fait que le Portugal soit l’invité d’honneur de la foire lausannoise, des manifestants affichent leur désapprobation de la dictature salazariste. Mais une onde de violence secoue le rassemblement.

Le régime autoritaire qui gouverne alors le Portugal se trouve aux antipodes des idéaux libertaires qui planent dans l’air. La dictature salazariste et les luttes de libération dans ses colonies - Angola, Mozambique, Cap Vert et Guinée-Bissau - hérissent le poil des anti-impérialistes et des antifascistes. Alors, quand le Comptoir Suisse choisit le pays comme hôte d’honneur, une frange de la population - sensiblement à gauche - décide de faire entendre son mécontentement le jour de l’ouverture. Autorisée par les autorités, une manifestation est agendée au 8 septembre 1973.



Plusieurs milliers de personnes défilent pacifiquement en direction de Beaulieu. Aux abords du site, le rassemblement dégénère. Des cocktails Molotov sont balancés. Le stand du Portugal est saccagé. Mais surtout, de violents heurts s’engagent avec les forces de l’ordre.

Parmi les manifestants les plus chauds se trouve Gavriel Pinson. L’adolescent est piqué de militantisme depuis Mai 68 quand, impressionné par les événements parisiens vus à la télé, il refuse de retourner en classe après la récré: «J’avais 12 ans mais c’était ma première grève.» Au fil des années, les manifestations se sont enchaînées. Résultat: les gardiens de la paix le surveillent de près. «A l’époque, à cause de mon engagement politique, j’avais pas mal de difficultés: je me faisais souvent arrêter par la police. J’avais été menacé d’internement administratif à Vennes (Ndlr: un centre de redressement pour jeunes), si ça continuait.» Décidée par le pouvoir exécutif, cette forme de détention perçue comme arbitraire visait à mettre hors circuit les individus suspects, avant qu’ils ne commettent le moindre crime. «A cette époque, il suffisait qu’une personne de bonne moralité vous dénonce.»

«On se prenait pour des tupamaros. C’était une lutte émancipatrice et anti-impérialiste»

C’est pour cette raison que ses camarades lui avaient chaudement recommandé de se tenir à carreau. Mais le bouillonnant chevelu est venu défendre ses idéaux. Sa violence sert à symboliser celle de la répression portugaise. «On se prenait pour des tupamaros (Ndlr: mouvement de guerilleros en Uruguay), image l’actuel président du Parti suisse du travail. C’était la fin des mouvements de libération. C’était une lutte émancipatrice et anti-impérialiste.»

Gavriel Pinson est arrêté le lundi qui suit, alors qu’il est venu distribuer des tracts explicatifs. Les agents qui le cueillent ont une surprenante preuve de son implication: «Ils ont ouvert «24heures» et j’étais en une.»



Une fois la procédure entamée, on lance au jeune homme un ultimatum: ce sera Vennes ou Israël, la patrie de son père. Il choisit la seconde option, tout en prévoyant avec un ami de changer de cap en Turquie. Mais la conversation téléphonique a été écoutée. Le transport se fera en avion. Après moult péripéties, Gavriel Pinson revient à Lausanne vers mai-juin 1974. Le procès pour l’affaire du Comptoir débouche sur un non-lieu car, entre-temps, la Révolution des œillets a mis fin à la dictature salazariste.

Photos: Mario Del Curto

Photos: Mario Del Curto

Les ouvriers de Matisa mettent à mal la paix du travail

La lutte des employés de l’entreprise basée à Crissier et Renens a généré un immense élan de solidarité. Cédant aux revendications, la direction virera les meneurs à la première occasion.

Anetka Mühlemann


Au pays de la paix du travail, la crise économique des années 70 remue les ouvriers. Surtout dans le secteur métallurgique. Cette contestation n’atteint de loin pas les proportions de la France qui s’est retrouvée entièrement paralysée durant Mai 68. «Certes, dans la décennie 1969-1979, la statistique ne dénombre que 80 grèves dans 926 entreprises, avec 12’828 grévistes et 54’521 jours d’arrêt de travail.
Pourtant, si ces chiffres ne sont pas spectaculaires, ils sont tout de même trois à quatre fois supérieurs à ceux des deux décennies précédente et suivante», signale l’historien Jean Batou (ndlr: lire l’interview ci-contre) dans son dernier ouvrage «Nos années 68: dans le cerveau du monstre». Autre élément remarquable sous nos latitudes, les mobilisations émanent souvent de comités spontanés, qui estiment que les syndicats collaborent trop avec le patronat.

Comme chez Matisa, une entreprise spécialisée dans la production de machines pour l’entretien des voies ferrées basée à Crissier et à Renens, où les ouvriers débrayent trois semaines durant en mars 1976. «C’était l’un des premiers mouvements de grève de Suisse romande et de l’Ouest lausannois, se souvient Mario Laffely, qui avait intégré la boîte deux ans plus tôt. La grève couvait sous la cendre: ça faisait des mois - plus d’un an - qu’on avait des problèmes dans l’entreprise, que chacun ravalait sa salive, était inquiet pour son emploi, son devenir. Les négociations avec le syndicat n’aboutissaient pas.» Après une première vague de licenciements survenue en 1975, Matisa a en effet annoncé 43 renvois supplémentaires en février. Comme les négociations des syndicats n’aboutissent pas, les ouvriers convoquent une assemblée générale pour le 4 mars. «On était un peu des rebelles. On a proposé la grève générale à main levée, c’était la surprise: sur 220-230 employés, 160-180 ont accepté, raconte le retraité alors au bénéfice d’une formation de mécanicien. On s’était autoproclamé Comité de grève.»



En sus des distributions de tracts, des groupes de discussion, des manifestations et des contacts réguliers avec la direction, une assemblée est chaque jour organisée pour donner des informations et combattre les «fake news». «On devait faire les démentis, car l’entreprise contactait les familles pour mettre la pression, précise Mario Laffely qui avait alors 25 ans. Du moment qu’on avait lancé la grève, il fallait l’assumer. C’était la première fois de ma vie que je prenais des responsabilités aussi importantes avec autant de gens!»

En parallèle, le Comité de grève veut trouver une solution pour assurer les revenus, notamment de ceux qui avaient des charges familiales. S’ensuit une large recherche de soutien et de fonds. Des collectes sont organisées dans les entreprises alentour et la FCOM (Fédération chrétienne des ouvriers sur métaux) annonce qu’elle versera les salaires des personnes syndiquées auprès d’elle. «C’était la première fois qu’un salaire avait durablement été versé dès le départ. On a payé tous les grévistes et il nous restait 14’000 francs, qu’on a fait suivre pour d’autres grèves», précise Mario Laffely.

«La grève couvait sous la cendre: ça faisait des mois - plus d’un an - qu’on avait des problèmes dans l’entreprise, que chacun ravalait sa salive, était inquiet pour son emploi, son devenir»

«Tous unis nous sommes forts»: le slogan des grévistes est très vite performatif. «On a été très étonné de tout le soutien qu’on a eu», relève Mario Laffely. Le 11 mars, 1500 ouvriers défilent dans les rues de Crissier et de Renens pour soutenir ceux de Matisa. Des marchés paysans sont organisés aux portes de l’entreprise. Mais cette aide bienvenue peut également mettre en péril l’objectif des ouvriers de Matisa. «On ne voulait pas que notre mouvement soit récupéré ou qu’on nous accuse d’avoir été manipulés par la gauche, insiste le coleader de la grève. Alors chaque jour de la grève, on a mis les habits de travail. On a toujours mis un point d’honneur à développer ça nous-mêmes!»

Ce qui n’empêchait pas de collaborer en bonne intelligence avec les mouvements progressistes. «Il y a eu une action des femmes dont je reste très fière, c’est la grève à Matisa, se souvient Diane Gilliard, cofondatrice de Femmes en lutte). Si les femmes n’étaient pas consentantes, elles risquaient de décourager leurs maris. Nous avons réussi à faire qu’elles ne les embêtent pas à la maison et même qu’elles sortent et défilent avec des banderoles.

Cette image provient de l'ouvrage d'un collectif de photographes vaudois engagés intitulé «Suisse en mouvement».

Cette image provient de l'ouvrage d'un collectif de photographes vaudois engagés intitulé «Suisse en mouvement».

© Tamedia