Cécile Lecoultre
Le vieux lion ne parle plus qu’à son chat. Cela explique, dit Francis Reusser, sa conversation volubile. C’est faux. Le cinéaste a toujours causé large. Voir «Seuls», trip emblématique de ses années post-soixante-huitardes. Son nouveau film, «La séparation des traces», prolonge les confidences sur pellicule sensible, relit sa jeunesse de «chenapan» révolté. S’y mêlent les souvenirs d’un Candide voltairien épris d’une militante maoïste, d’incorrections insolentes, des projets pour défier l’ennui. Dépeuplé d’illusions, le cinéaste s’y «repayse» sans nostalgie. Se mettre à la place du chat dans son atelier à Bex tient d’une cure en stations thermales anciennes. «Comme à Evian, jadis résidence d’été des frères Lumière. Le temps s’y arrête, prétexte complaisant à se fortifier l’imaginaire.» Souvent fâché avec les dates, le septuagénaire se montre pourtant catégorique: «Mon Mai 68 débute avant, en Tchécoslovaquie. Je rejoins Milos Forman qui tourne «Les amours d’une blonde» (1965) après avoir montré «L’as de pique» (1964) à Locarno. Quelle folle énergie, rébellion, malgré le régime le plus dur imaginable! Nous ne nous reverrons plus jusqu’en 1984, à Cannes. J’y présente «Derborence», il est président du jury. Je n’ose lui rappeler notre rencontre de Prague. Pourtant, nous logeons au même palace, jouons au foot.»Coïncidence foot, Daniel Cohn-Bendit sort «Sous les crampons… la plage», pour les 50 ans de Mai. Vous confond-on encore avec lui?
Ça arrivait à la douane, et encore aujourd’hui. Mais moins qu’au temps du noir et blanc. Sur le principe, qu’il parle des crampons plutôt que des pavés, ça me fait rire. C’est agaçant aussi. Même si Mai 68, aujourd’hui, se réduit à pas grand-chose. L’autre jour, je me suis retrouvé entre Alain Krivine et des trotskistes face à des gymnasiens. Il a fallu écouter 3 heures de ces discours ex cathedra qu’avec ces mecs-là nous dénoncions jadis. Il faut rectifier! Plus qu’un Cohn-Bendit, ce sont ceux qui ont raconté leur expérience d’ouvriers qui ont compté, pas les étudiants, pas les postures fabriquées. Mais hormis le mouvement des femmes, il ne reste rien de Mai 68. Surtout, la situation en France ne peut se comparer avec la Suisse.
Pourquoi?
Les complexités locales s’oublient dans la mythification. De Lausanne à Genève ou à Zurich, et puis, par pays, Italie, Angleterre, etc., chaque groupe a mené son combat. En France, la différence tient à la grève générale greffée sur le mouvement. Il faut revoir le film de Chris Marker d’ailleurs, «La reprise du travail aux usines Wonder», sur cette ouvrière qui refuse de rembrayer. Tout est dit, les contradictions, les symboles. Ça, en une dizaine de minutes, c’est 68, pas les types de la Sorbonne sur les barricades.
Chantal Dervey
Mais le CAC à Lausanne, ce n’est pas rien?
Bien sûr, je provoque toujours, quitte à me tromper, c’est mon «mentir vrai». Le CAC était un petit modèle de théâtre révolutionnaire, du théâtre magnifique avec des gens réels. Comme j’avais une aura d’anar, des gymnasiens viennent me voir pour gueuler contre le prix des billets de cinéma. Nous revendiquons fièrement Pol Pot au Cambodge, etc. De quoi avec le recul, mesurer nos aveuglements successifs. Nous avions les plus beaux tracts de la place. Il y a aussi le mouvement Rupture, formé de jeunes communistes, des maoïstes spontanéistes aussi, etc. Moi, le cinéma m’embarque dans la rue. Et j’adorais ça, manifester, refaire le monde, boire des bières! Je vois encore les lances à eau testées par la police à la Palud, les flics se mouillaient parmi. Comme le gaz lacrymogène, ils ne savaient pas l’utiliser et il fuitait dans leurs camionnettes. Nous étions non violents.
Était-ce votre formation politique, sur le tas?
Et je serai condamné, le seul! J’entends le juge: «Ces jeunes bourgeois lausannois se sont égarés en politique, mais Reusser, c’est autre chose. Il sort de maison de correction et il a 90 amendes de circulation». Je prends 15 jours ferme. C’est là aussi que le procureur remarque que l’entame de mes bobines de pellicule porte le logo de la Télévision romande. Sous-entendu, de «ce repaire de bolcheviques»!
«Le grand soir» (1976) porte le deuil d’un âge. Avez-vous compris la violence des réactions?
Parce que je critique le gauchisme, je suis traité de chacal par mes camarades. Le film est boycotté, je suis traité de capitaliste. Moi qui reste marxiste…
Mais dans «La séparation des traces», nouveau film, vous évoquez vos propres contradictions sur la société de consommation.
Comme tout le monde, et je vais me faire haïr de le dire, je ruse aussi, pas dupe: le problème, ce n’est pas de dire la vérité mais d’avoir raison. À la réflexion, je me sens comme Godard qui traverse la société en diagonale. J’ai pratiqué tous les genres, je n’ai pas une construction autre qu’en autodidacte.
Godard d’ailleurs, communiquait-il avec vous?
Je le connais depuis 1962, nous nous parlons bien sûr. Je retiens ceci: du Festival de Cannes qui s’arrête en Mai 68 avec Godard et Polanski – ce dernier d’ailleurs pas trop d’accord – naît en 1969 la Quinzaine des réalisateurs. Et mon premier film y est invité. Au-delà, nous les cinéastes romands ne nous soucions pas de ces événements. Notre truc, ça serait plutôt la guerre d’Algérie! Sauf Godard bien sûr, en pleine période prochinoise, il écoute Radio Pékin en français quand je vais le voir à Paris! Encore ce que j’appelle les «aveuglements successifs». Il n’était pas seul, d’ailleurs, voir les Philippe Sollers et Cie.
Ne serez-vous pas cité comme «enfants de Mai 68» avec Alain Tanner, Michel Soutter, etc.?
Eh oui. Pourtant, je n’ai pas attendu Mai 68 pour faire mes films. Mais l’effervescence, contagieuse, balaie nos petites dissensions. Ainsi, Tanner, Soutter ou moi, avons un rapport différent au pays. Je suis assez sévère avec les mouvements politiques, la vie est plus compliquée que ça! Même fils de la classe ouvrière, je pourrais me dégager de toute adhésion et reprendre le mot de Roland Barthes, «Je m’ennuie tout le temps». Au final, je suis forcé de constater que Mai 68, épiphénomène de précédentes révolutions, avatar très médiatisé, a peu touché notre cinéma.
Et la nouvelle génération de cinéastes?
Les Jean-Stéphane Bron et autre Lionel Baier, je salue leur talent mais je les attends encore sur ce terrain. J’ai un peu de tristesse là-dessus. Moi, si j’avais 30 ans… mais je n’ai plus l’âge de castagner. D’ailleurs, la vraie question dans le brouhaha, c’est comment parler du monde aujourd’hui? À l’ère de l’indifférence bienveillante, les bonnes et belles âmes m’énervent.