Bernard Chappuis
Arrêt sur image, Cannes 18 mai 1968. Sur la scène d’une salle de projection, poing droit serré à la manière d’un révolutionnaire, François Truffaut harangue les festivaliers. À ses côtés, Jean-Luc Godard, Claude Lelouch, Louis Malle et Roman Polanski posent en artistes penseurs. Alors qu’à Paris, on cherche la plage sous les pavés, sur la Croisette les jeunes cinéastes font des vagues. «Je vous parle solidarité avec les étudiants et les ouvriers, vous me parlez travelling et gros plan! Vous êtes des cons!» assène Godard. Rideau. Un jour plus tard, le président Robert Favre Le Bret déclare que le vingt et unième Festival international du film est clos à midi. Il y en aura un vingt-deuxième…En 1969, un cinéaste genevois de 40 ans, Alain Tanner, présente à Cannes puis à Locarno son premier long-métrage de fiction: «Charles mort ou vif». Las de sa vie minutée, le directeur d’une entreprise d’horlogerie plaque boulot et famille. Nourri du réel, cet éloge de la fuite et de la liberté est reçu comme une fable provocante par les cinéphiles parisiens. «C’est de Suisse que nous parvient, alors qu’on ne cesse de l’attendre en France, le plus bel enfant cinématographique du mois de mai 1968», s’enthousiasme le critique Philippe Haudiquet dans «L’Avant-scène du cinéma». Une notoriété qui n’est pas sans équivoque. Plébiscité à Paris, le cinéma romand se voit attribuer un label d’excellence qui lui permettra de s’affirmer durant plusieurs années tout en le confinant dans un cadre non dénué de clichés. Aucun distributeur helvétique n’acheta «Charles mort ou vif». C’est à compte d’auteur que Tanner fit du porte-à-porte pour le projeter dans nos contrées. «Pour moi, Mai 68 a été un déclic pour casser le cinéma Cinecittà, Billancourt et l’usine à rêves», expliquera-t-il plus tard lors d’une table ronde à la Cinémathèque française. Le Genevois avait du reste ramené un reportage, «Le pouvoir dans la rue», pour l’émission télévisée «Continents sans visa». Dans la foulée, écrit en quinze jours, tourné en trois semaines, «Charles, mort ou vif» ébrèche vigoureusement les codes de la narration traditionnelle. Marqué par le free cinema et Lindsay Anderson, influencé par Ozu et Bertold Brecht, Tanner s’impose en grand cinéaste.
Le Groupe 5 et la bande des quatre
Mai 68 est-il un marqueur temporel aussi déterminant qu’il en paraît pour le cinéma romand? Un peu d’histoire s’impose. L’événement majeur des années soixante est l’arrivée à la TSR d’une génération d’hommes qui croient à l’affirmation d’un nouveau cinéma. En 1968, Jean-Louis Roy (Rose d’Or de Montreux en 1964 pour l’émission de variétés «Happy-End»), Alain Tanner, Michel Soutter, Claude Goretta et Jean-Jacques Lagrange fondent le Groupe 5, qui se présente comme une coopérative de production. Deux ans auparavant, quatre réalisateurs débutants, Yves Yersin, Francis Reusser, Claude Champion et Jacques Sandoz, ont créé, avec le critique Fredy Landry, l’unité de production Milos-Film. Les cinéastes de ces deux entités comprennent que, tributaires de faibles moyens artisanaux, leurs scénarios doivent reposer sur des concepts novateurs. Ils vont dès lors ausculter ce coin de pays, gratter le vernis d’un paradis sans contradiction apparente, exposer le malaise intériorisé d’individus confrontés au dynamisme de la société industrielle. Leurs premiers efforts sont mis en boîte à défaut d’arriver toujours sur les écrans: ni «La lune entre les dents» (1966), de Soutter, hué à Locarno par des festivaliers imbéciles, ni «Vive la mort» (1969), de Reusser, n’atteindront le public. Comme souvent, les Romands attendirent pour honorer leurs créateurs que Paris l’ait fait avant eux…
Après «Charles mort ou vif», Alain Tanner enchaîne avec «La salamandre», un grand succès populaire. Photo: KEYSTONE
Cela arriva en 1971 avec le triomphe critique et populaire de «La salamandre». «Quand j’ai terminé ce film, je me suis dit: «C’est tellement mauvais que je ne le sortirai jamais», raconte Alain Tanner. Et puis, cela a eu un énorme impact… Inattendu. Je ne savais même pas qu’il y avait de l’argent à gagner. Mais c’est surtout le succès qui m’a fait un peu reculer. Parce que cela devient douteux. Quand j’ai vu le film en salle, j’ai trouvé que le public riait beaucoup trop.» Refusant des propositions mirobolantes en France, le Genevois tourne alors «Le retour d’Afrique» (1973), toujours sur le thème de la fuite. L’âpreté de son cinéma rabote l’âme.
L’appel de Cannes
La blessure n’a jamais vraiment cicatrisé. Celle engendrée par un tapage insensé lors de la présentation de «La lune entre les dents» au Festival de Locarno en 1966. Le film était juste novateur, le réalisateur s’est vu traité comme un pestiféré. «La sanction fut si brutale et cruelle que j’y ai laissé quelque chose», nous révéla Michel Soutter (1932-1991). N’empêche. Avec «James ou pas» (1970), le Genevois va convaincre la critique française du caractère intimiste et intellectuel de son œuvre. Et Mai 68 n’y est strictement pour rien. «Je crois avoir fait le même cinéma de poésie avant et après. Pour Tanner et Reusser qui avaient des préoccupations plus sociopolitiques voire politiques, Mai 68 a sans doute été indispensable. Et en même temps, cela leur a posé plus de questions ensuite, une fois qu’on les a traités de post-soixante-huitards!»